2 ans auparavant, Ruth & Tim

Quand ils roulèrent Ruth hors de la salle de traitement, Tim prit sa main. Il marcha en accompagnant le lit que l'infirmier poussait avec attention dans le couloir, et Ruth lui sourit. Après cette troisième séance, elle semblait déjà moins pâle. L'infirmier interrogea Ruth : « Ça c'est bien passé n'est-ce pas, Madame ? » Ruth hocha la tête, et elle sourit à nouveau. Ces dernières semaines, elle avait eu tellement de mal à parler que cela la faisait bégayer, et du coup, elle s'était mise à communiquer beaucoup par signes. Tim avait échangé quelques mots avec l'interne qui lui avait serré les mains en cherchant son regard, enfin un être humain dans ce dédale de corridors peints en pastel. L'interne lui avait assuré que le traitement se déroulait exactement comme prévu, que le taux de réussite était très élevé, que tous les indicateurs étaient dans le vert pour Ruth, que ce n'était plus qu'une question de temps, encore quelques jours et elle serait renvoyée chez elle. Il affirma qu'elle allait bientôt retrouver l'appétit, qu'elle allait bientôt reprendre assez de force pour se lever et faire quelques pas, demain, ce soir peut-être.

Tim repensa à la façon dont il avait eu l'argent : ces documents ultra-confidentiels qu'il avait sortis, cette masse immense d'information, les spécifications, les rapports, les notes, la base de donnée tout entière. Si quelqu'un venait à le découvrir... Il n'aurait plus qu'à se tuer, en espérant qu'il en ait l'opportunité. Il était certain de ne pas pouvoir supporter la prison.

Pourtant, cela n'avait pas d'importance face au sourire de Ruth.

Il répéta dans sa tête la prière qu'il faisait depuis cette nuit où il avait commencé à parler à Dieu : je vous en prie, je vous en supplie, je vous en prie, je vous en supplie, prenez ma vie, donnez-la-lui, je vous en prie, je vous en prie. Il se mit à pleurer à grosses larmes et il n'essaya même pas de le cacher à Ruth. Ils étaient allés au-delà de ce genre de détails dans les dernières semaines, quand Ruth avait appris ce qu'elle avait, et le temps qui lui restait à vivre. Tim avait été physiquement malade quand la banque lui avait annoncé qu'ils ne pouvaient pas lui accorder un prêt d'un tel montant pour une dépense qui ne pouvait pas être garantie par un gage sur un bien immobilier. Il était resté presque une semaine sans manger, sans dormir. Envisager de vendre la maison était stupide, car il ne pouvait pas empêcher le fruit de la vente d'être utilisé par la banque pour racheter le prêt, et ce qui serait resté ne pouvait pas faire la différence. Il avait tenté néanmoins de le faire, sans succès, l'immobilier était morose, il était impossible de vendre en quelques jours sans brader à un charognard.

À ces moments-là, il avait pris la décision de tenir coûte que coûte pour Ruth, et puis, quand elle serait partie, de la suivre. Il était retourné travailler quelques jours afin d'éviter de se faire virer, ce qui à ce stade n'aurait pu qu'aggraver la situation. Il y alla aussi pour expliquer ce qui lui arrivait. Son patron, à la grande surprise de Tim, lui avait accordé des assouplissements : la possibilité de travailler à la maison et de ne venir au travail que pour les réunions de coordination. Du coup, il lui avait été attribué le niveau d'autorisation nécessaire pour pouvoir faire la navette avec un ordinateur portable, ce qui allait par la suite se révéler essentiel. Car c'est à ce moment-là que ce type bizarre avait fait son apparition, un matin dans la rue, au moment où Tim allait prendre sa voiture pour aller travailler. L'homme lui avait glissé dans la main une puce de stockage en disant avant de disparaître : « Regardez cela, je suis certain que cela va vous intéresser.»

La puce contenait un descriptif très détaillé de ce qu'ils voulaient, et un barème en dollars. Il n'avait fallu que quelques secondes à Tim pour calculer la quantité d'information qu'il allait devoir fournir pour sauver Ruth. C'était colossal : la substantifique moelle de dix ans de travail de l'entreprise, plus la totalité de l'information ultra confidentielle transmise par l'ASI dans le cadre de leurs accords exclusifs, autrement dit la documentation technique entière de tout le système d'information des StarWanderers. C'était énorme, mais il avait vu immédiatement que c'était possible. Il n'avait même pas eu à réfléchir plus d'une seconde avant de prendre sa décision.

Rétrospectivement, il n'avait qu'un seul remords : les gens qui cherchaient cette information pouvaient être soit des espions industriels soit des terroristes. Dans le deuxième cas, cela signifiait qu'une navette allait servir à faire un mauvais coup, ce qui n'était pas une première, mais qui n'augurait rien de bon. Ces gens-là en prenant le contrôle d'une navette cherchaient peut-être à commettre un attentat à très forte visibilité. Si cette possibilité s'avérait, des gens allaient mourir, peut-être des centaines de gens si ils s'en prenaient à une grosse station orbitale, sans compter les milliards d'euros qui s'évanouiraient du même coup.

Tim savait que le simple fait d'avoir pu imaginer cela le mettait en danger de mort. En réalité, il était presque certain que la seule chose qui avait retenu ou retardé son assassinat était le risque que ses assassins auraient pris d'attirer l'attention, justement, sur ces éventualités. Tim pensait même, mais du coup en se disant que son imagination était sans doute beaucoup trop fertile, qu'il y avait quelque part une IA qui avait pesé le pour et le contre, qui avait analysé la possibilité qu'une enquête sur la mort apparemment accidentelle d'un ingénieur en génie logiciel travaillant sur le système des StarWanderer ne révèle qu'en réalité l'homme en question avait été assassiné. Car dans cette éventualité, cette IA aurait ensuite pu être sollicitée pour analyser quelles pouvaient être les motivations possibles pour un tel meurtre, avec le risque très élevé que cette entité en déduise l'évidence : qu'une attaque terroriste sophistiquée mettant en jeux une navette spatiale était en cours d'élaboration.

Tim avait tort, son imagination n'était pas trop fertile. Une IA avait en effet analysé la possibilité de le faire assassiner dans un simulacre d'accident. Elle avait conclu que le risque d'attirer ainsi l'attention était plus grand que celui que les remords de Tim le poussent à vendre la mèche, surtout que cela l'aurait fait jeter directement en prison.

Tim avait eu un second remords quand il avait découvert que l'information allait quitter le pays grâce à une puce camouflée dans le sac d'Ada, la fille de Ruth. Le composant qu'ils lui avaient fourni était minuscule, il avait glissé cette mémoire, grosse comme une aiguille de cèdre, sous la doublure du sac d'Ada. Comment avaient-ils su qu'Ada allait venir ? Comment pouvaient-ils être certains de berner les systèmes de sécurité dans les aéroports dont une blague à la mode disait qu'ils étaient capables de sonner quand on avait des poux, tellement ils étaient capables de déceler la moindre forme d'intelligence ?

Ruth sourit à Tim, le sortant de sa rêverie. Elle avait perdu ses cheveux et beaucoup de poids. Elle disait en riant qu'elle était redevenue mince comme à ses vingt ans. Avec sa pâleur, cela avait été effrayant, mais depuis quelques jours, elle reprenait de l'épaisseur, comme si la chair sous la peau s'était mise à reprendre vie, comme une plante au printemps se réveille et se gorge de sève, et son visage était devenu gracieusement ridé, une pomme d'hiver. Les taches de rousseur y traçaient une sorte de camouflage élégant de bête sauvage et ses yeux verts y brillaient à nouveau. Tim lui sourit.

Seuls ces instants là valaient quelque chose, tout le reste n'était que du paysage, de la contingence, de la chair fragile, des gens imparfaits, des salauds, des êtres humains qui tuaient sur ordre ou par plaisir, des pauvres types que l'on forçait à trimer toutes leurs vies, y compris ceux qui s'étaient crus malins et que l'on coinçait au détour, que l'on forçait à trahir. De la contingence, Monsieur, on vous le dit, on vous le répète. Le vent de la vie qui roule nos vies comme autant de feuilles mortes promises à redevenir poussière. Le ressac de l'histoire qui halète péniblement, brassant les hommes comme autant de galets impuissants.

En fin de compte, il arrivait à Tim de façon récurrente, après avoir pensé à tout cela, de se poser une question dont il savait dorénavant qu'elle était ultime dans tous les sens du terme. Il se demandait : et si ma trahison coûte la vie à des centaines de gens, qui me pardonnera ?

Il serra la main de Ruth. Au moins, j'ai une certitude, pensa-t-il. Il sourit à Ruth et le lui dit silencieusement, sachant qu'elle le lirait sur ses lèvres. Le sourire de Ruth s'agrandit. Elle ferma les yeux une seconde. Elle ne parvenait pas encore à pleurer. Elle lui répondit en articulant silencieusement à son tour.